29 avril 2017

2002-2017, face à Le Pen, 15 années d'anesthésie générale


 Nous sommes le 21 avril 2002. Je suis au quartier général de Lionel Jospin. Je travaille pour RTL TVI, télévision privée belge. Je viens de suivre les derniers jours de campagne du candidat du Parti Socialiste. C'est la fin d'après midi, il faut négocier une position pour les duplex, pas prévue malgré l'accréditation. L'ambiance est terne, Jospin n'est pas le favori, Chirac semble plus dynamique. Cette semaine là j'ai côtoyé un candidat mal à l'aise, terne, froid dans ses apparitions publiques. Ses meetings ne font pas le plein. Dans une école des Ardennes, quelques jours plus tôt, c'est Jack Lang qui le pousse à se rapprocher des enfants, lui dit à l'oreille d'aller serrer les mains, entretient la conversation à sa place. Comme si Jospin, perdu dans ses pensées, fatigué, ailleurs, n'avait pas vraiment envie d'être président, et encore moins de faire l'effort d'être candidat.

Nous sommes le 21 avril 2002. Il est environ 18h et de premières fuites des instituts de sondage annoncent l'inconcevable. Jean-Marie Le Pen arrive devant le candidat du PS. Lionel Jospin ne sera pas au second tour. Les journalistes s'échangent la rumeur à l'oreille. Devant moi Jean-Michel Apathie, qui travaille à l'époque pour France Inter, répond à un confrère qui réalise un documentaire. Il dit son scepticisme, préfère attendre le chiffre de 20h. Mais il pronostique déjà le réflexe du front républicain et le boulevard pour Jacques Chirac au second tour. 

Nous sommes le 21 avril 2002. Un peu avant de prendre l'antenne pour le journal de 19h j'ai mon confrère Philippe Castel en ligne. Lui est au QG de Jacques Chirac justement. Il a les mêmes infos. Nous convenons de ne pas les donner. Pas possible de citer les instituts de sondage, donc de crédibiliser l'information. Pas à nous, chaîne belge, d'influencer l'élection française pensons nous à l'époque. Même si les réseaux sociaux n'ont pas l'influence d'aujourd'hui nous savons qu'une telle annonce traverserait la frontière et aurait des conséquences. Nos interrogations et pudeurs de l'époque semble bien dépassées 15 ans plus tard. Avec le recul je pense que nous ne voulions surtout pas y croire et espérions un retournement de situation avant 20h. Le duplex de 19h sera plein de sous-entendus et de banalités : oui la tension monte, oui les visages  sont tendus, oui Lionel Jospin est bien là, mais il est à l'étage supérieur avec ses conseillers, pas dans la salle de presse, etc. 

Nous sommes le 21 avril 2002. Dans la rue les passants qui attendent le long des barrières de sécurité interrogent ceux qui sortent prendre l'air. On ne peut rien leur dire. Radio Londres n'existe pas encore. 20 heures, l'heure du grand journal et de l'annonce officielle pour les français, celle d'un flash spécial pour les belges. À la rue Saint-Martin on entend des cris d'effroi. Les positions duplex sont sur un balcon circulaire, en hauteur. Les militants en bas, quittent rapidement les lieux. Avec mon cameraman nous commençons à tourner le traditionnel reportage d'ambiance pour les éditions du lendemain. Lionel Jospin prend la parole et annonce qu'il quitte la vie politique. Nouveaux cris d'effroi, quelques larmes qu'on dissimule aux caméras. Dans la salle Laurent Fabius et Pierre Moscovici déclinent mes demandes d'interviews. 

Nous sommes le 21 avril 2002, je ressors rue Saint-Martin. Plus personne derrière les barrières de sécurité, les militants sont rentrés pleurer chez eux. Nous remontons vers la porte Saint-Martin où des grappes de jeunes gens défilent le poing levé : "F comme fasciste, N comme nazi, à bas, à bas,  le Front National". Ils remontent le boulevard direction place de la République puis repiquent vers Bastille. Manifestations spontanées, émotion partagée. Écrire  que l'ambiance est insurrectionnelle serait  exagéré mais il règne dans Paris une ambiance particulière. Je passe par le QG de Jacques Chirac : les militants se partagent entre joie et visages fermés. Ce sont les plus âgés qui semblent les plus soucieux. Gagner dans ces conditions c'est quand même une défaite me dira l'un d'eux. 

Nous sommes le 22 ou le 23, ma mémoire, me fait défaut. Ma chef d'édition me demande d'aller couvrir une conférence de presse de Jean-Marie Le Pen. J'ai d'abord un haut-le-cœur. Je conteste. Devons-nous vraiment relayer ses propos dans ce contexte ? Elle a évidement raison, c'est l'actualité du moment. Cela se passe au paquebot, siège du Front National de l'époque, à Saint-Cloud. Carte de presse exigée, nous  sommes fouillés à l'entrée. Le service de sécurité du FN, cheveux ras et tout de noir vêtu ce n'est pas une légende, même pour la presse. Nous sommes des dizaines de journalistes européens. Je me mets un peu à l'écart pour enregistrer mon face caméra à côté d'une collègue autrichienne mais Bruno Gollnish se plante à moins de 3 mètres, il veut écouter ce que les journalistes racontent. J'enregistrerai mon face caméra à l'extérieur. J'y expliquerai que le discours du FN n'a pas changé, qu'il reste nauséabond, mais que l'accession de son leader au second tour décuple son audience. Une prise de position inhabituelle dans mes reportages.

Le 1er mai 2002 je suis de retour à Paris. Deux manifestations à couvrir. Celle du FN en hommage à Jeanne d'Arc le matin. Celle de ses opposants l'après midi. Quelques dizaines de milliers de personnes pour la première. 400 000 pour la seconde. Les durs de durs du mouvement flamand sont là, venus apporter leur soutien au camarade Jean-Marie. En uniforme noir et formation militaire, alignés, au milieu du boulevard... sauf quand on sort une caméra, car ils se dispersent alors instantanément. Devant la statue de Jeanne D'arc l'émeute. Le cameraman qui m'accompagne doit filmer entre les jambes d'un membre du service d'ordre pour voir Jean-Marie Le Pen déposer sa gerbe de fleur. Le gars lui facilite la tâche. Oui, il y a des gens sympas, même au service d'ordre du FN, c'est pas la question. 

J'interviewe une jeune Marine Le Pen, tout sourire. Vous êtes qui ? Ah, la Belgique, d'accord. Les militants, eux, ont comme consigne de ne pas parler à la presse. Quand on essaye nous sommes pris à parti. Et les skinheads quand ils croisent notre duo (je porte costume et cravate, et mon cameraman porte sa caméra) nous balancent de virils coups d'épaules. Ne pas répondre aux provocations et éviter la bagarre. Le camion satellite nous attend derrière l'opéra. La société de gardiennage contactée par RTL a eu la bonne idée de le faire protéger par un maître chien au visage basané... après avoir essuyé quelques crachats et regards noir, il est évident que le maître chien est plus en danger que nous et nous l'enfemons dans le camion. On ne sait plus qui protège qui du coup. Quelques  coups de pied résonnent sur la  carrosserie pendant le montage, mais rien de plus. Nous démonterons et partiront au plus  vite une fois le reportage envoyé. L'aversion du Front National pour la presse ne date pas d'hier. À titre personnel je me souviens de ce premier mai 2002  comme du jour où j'ai expérimenté personnellement ses tentatives d'intimidation physiques.

 L'après midi sera plus traditionnelle. Cela ressemble à la grande manifestation anti-raciste d'après Carpentras. On cherche les belges pour les interroger, malgré l'immense cohue on en trouve sans trop de difficulté. Au total plus d'un million de personne auront manifesté ce jour là à travers la France. Jacques Chirac, lui aura refusé de débattre avec Le Pen à la TV.  Quelques jours plus tard il l'emportera avec 83% des suffrages au second tour. 

Pourquoi je vous raconte tout cela ? Pour mesurer combien les choses ont changé en 15 ans. En une génération nous sommes passés de la stupéfaction à la résignation. De la protestation à la banalisation. Les réactions de la presse, l'accès du FN aux médias, la mobilisation de ses adversaires, les appels au front républicain, la solidité des reports de voix : 2017 ne ressemble en rien  à un remake de 2002. Il serait hasardeux de croire que le résultat du second tour sera un copié-collé de ce que nous avons vécu il y a 15 ans. Quand l'histoire bégaye, ce n'est pas forcément dans le bon sens. 


20h France 2 du 22 Avril 2002 - Le Pen au... par ina Pour vous convaincre de la différence de tonalité : le journal de 20h de France 2 du 22 Avril 2002

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